mardi 13 novembre 2012

Poèmes de Louis Aragon



Poèmes écrits à CARCASSONNE en Septembre/Octobre 1940


Richard II Quarante, écrit à Carcassonne en septembre 1940

 Ma patrie est comme une barque
Qu’abandonnèrent ses haleurs
Et je ressemble à ce monarque
Plus malheureux que le malheur
Qui restait roi de ses douleurs

Vivre n’est plus qu’un stratagème
Le vent sait mal sécher les pleurs
Il faut haïr tout ce que j’aime
Ce que je n’ai plus donnez-leur
Je reste roi de mes douleurs

 Le cœur peut s’arrêter de battre
Le sang peut couler sans chaleur
Deux et deux ne fassent plus quatre
Au Pigeon-Vole des voleurs
Je reste roi de mes douleurs

Que le soleil meure ou renaisse
Le ciel a perdu ses couleurs
Tendre Paris de ma jeunesse
Adieu printemps du Quai-aux-fleurs
Je reste roi de mes douleurs

 Fuyez les bois et les fontaines
laisez-vous oiseaux querelleurs
Vos chants sont mis en quarantaine
C’est le règne de l’oiseleur
Je reste roi de mes douleurs

Il est un temps pour la souffrance
Quand Jeanne vint à Vaucouleurs
Ah coupez en morceaux la France
Le jour avait cette pâleur
Je reste roi de mes douleurs

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Zone libre, écrit à Carcassonne en Septembre 1940.

 Fading de la tristesse oubli
Le bruit du cœur brisé faiblit
Et la cendre blanchit la braise
J’ai bu l’été comme un vin doux
J’ai rêvé pendant ce mois d’Août
Dans un château rose en Corrèze

Qu’était-ce qui faisait soudain
Un sanglot lourd dans le jardin
Un sourd reproche dans la brise
Ah ne m’éveillez pas trop tôt
Rien qu’un instant de bel canto
Le désespoir démobilise

Il m’avait un instant semblé
Entendre au milieu des blés
Confusément le bruit des armes
D’où me venait ce grand chagrin
Ni l’œillet ni le romarin
N’ont gardé le parfum des larmes

J’ai perdu je ne sais comment
Le noir secret de mon tourment
A son tour l’ombre se démembre
Je cherchais à n’en plus finir
Cette douleur sans souvenir
Quand parut l’aube de septembre

Mon amour j’étais dans tes bras
Au dehors quelqu’un murmura
Une vieille chanson de France
Mon mal enfin s’est reconnu
Et son refrain comme un pied nu
Troubla l’eau verte du silence
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Ombres, écrit à Carcassonne en septembre, octobre 1940,

Ils contemplaient le grand désastre sans comprendre
D’où venait le fléau ni d’où venait le vent
Et c’est en vain qu’ils interrogeaient les savants
Qui prenaient après coup des mines de Cassandre
 
Avons-nous attiré la foudre par nos rires
Et le pain renversé qui fait pleurer les anges
N’avons-nous pas cloué la chouette à nos granges
Le crapaud qui chantait je l’ai mis à mourir
 
Aurais-je profané l’eau qui descend des neiges
En menant les chevaux boire à leur mare bleue
En août lorsque ce sont des étoiles qu’il pleut
Qui vous formula des souhaits sacrilèges
 
La malédiction des échelles franchies
Devra-t-elle toujours peser sur nos épaules
Nos vignes nos enfants nos rêves nos troupeaux
La colère du ciel peut-elle être fléchie
 
Ils regardent la nue ainsi que des sauvages
Et s’étonnent de voir voler chose insensée
Sous l’aile des oiseaux leurs couleurs offensées
Sans savoir déchiffrer l’énigme ou le présage
 
Nostradamus Cagliostro le Grand Albert
Sont leur refuge d’ombre et leur abêtissoir
Ils vont leur demander remède pour surseoir
Au malheur étoilé des miroirs qui tombèrent
 
Leur sang ressemble au vin mauvais des mauvaises années
Ils prétendent avoir mangé trop de mensonges
Ils ont l’air d’avoir égaré la clef des songes
Le téléphone échappe à leurs mains consternées
 
A leurs poignets ils ne liront plus jamais l’heure
Reniant le monde moderne et les machines
Eux qui croyaient avoir la muraille de Chine
Entre la grande peste et leurs bateaux à fleurs
 
Quelle conjugaison des astres aux naissances
Expliquerait leur nudité leur dénuement
Et ces chemins déserts de belle au bois dormant
Sous la dérision des pompes à essence
 
Dans le trouble sacré qu’enfantent leurs remords
Tout ce qu’ils ont appris leur paraît misérable
Ils doutent du soleil quand l sort les accable
Ils doutent de l’amour pour avoir vu la mort

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Les croisés

Reine des cours d’amour ô princesse incertaine
C’est à toi que rêvaient les mourants au désert
Beaux fils désespérés qui pour toi se croisèrent
Eléonore Eléonore d’Aquitaine
 
Elle avait inventé pour le coeur fou des sages
Tous les crucifiements d’un cérémonial
Ce n’est pas pour si peu qu’on l’excommunia
Livide au milieu de la fuite des pages
 
Mais ses adorateurs barons et troubadours
Se souvinrent d’avoir suivi Pierre l’Ermite
Chevaliers perdus de la Reine maudite
Avec ses lévriers ses lions et ses ours
 
Ils se souvinrent du frisson sous les grands chênes
Dans la ville romane où Pierre leur parlait
Vézelay Vézelay Vézelay Vézelay
Et ses manches semblaient lourdes du poids des chaînes
 
Le Saint Sépulcre alors n’était rien pour eux
Ecoutaient-ils les mots des lèvres diaphanes
Qu’ils y mêlaient un jeu terriblement profane
Amoureux amoureux amoureux amoureux
 
Ah quand ils entendaient dire La Terre Sainte
S’ils joignaient leurs clameurs aux cris fanatisés
C’est qu’aux mots les plus purs il pleuvait des baisers
Et son absence encore au silence était peinte
 
Le clair-obscur jetait sur sa robe un damier
L’écho blasphémateur répétait je vous aime
Quand le prédicateur disait Jérusalem
Et ses yeux s’éclairaient comme un vol de ramiers
 
Plus tard plus tard la démente aventure
Dont j’aime autant ne pas parler comme vous faites
Parce que j’ai le coeur plein d’une autre défaite
A laquelle il n’y a pas de delateur
 
Plus tard plus tard quand la souveraine bannie
Eut quitté son palais de France et ses amours
Ils trouvèrent la mémoire de ces jours
Et les mots passionnés de leurs litanies
 
Eveillèrent la rime inverse des paroles
Du prêcheur noir et blanc qu’ils avaient bafoué
La croix a pris pour eux un sens inavoué
Sans crime on peut nommer Sang-du-Christ les giroles
 
Mais ce ne fut enfin que dans quelque Syrie
Qu’ils comprirent vraiment les vocables sonores
Et blessés à mourir surent qu’Eléonore
C’était ton nom Liberté Liberté chérie



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